"Partout où un mouvement s’établit entre les choses et personnes, une variation ou un changement s’établit dans le temps. C’est-à-dire dans un tout ouvert qui les comprend et où elles plongent."
Gilles Deleuze
| photo Samuel Boche |
Alors, inévitablement, les créations de Julien Jeanne font défaut à la possession de l’objet et à l’occupation de l’espace. Face à ces propositions, les arts visuels et la danse risquent bien feindre l’aveuglement ou l’indifférence si ils demeurent trop attachés à la matérialisation plastique exclusive ou à la prise de territoire chorégraphique.
Jeanne travaille très souvent avec un espace existant : une résidence au sein d’une classe d’école, une captation sonore dans le quartier d’une ville, des souffles et des mouvements du corps autour d’un simple ballon flottant dans l’air… Ces contextes sont infiniment riches en énergie, de paroles, d’idées, de mouvements, d’images. Mais surtout, avec Julien Jeanne ces espaces existants ne sont jamais donnés ni joués d’avance. Il faut à chaque seconde les réinventer, les plier, les étirer et les déployer davantage, les traverser, les ancrer ou les propulser plus encore. Là est la véritable chorégraphie : la danse se fabrique hors d’elle-même c’est-à-dire à mille lieux d’une prétention à maîtriser ou posséder l’espace. Julien Jeanne nous invite alors à considérer que la réalisation du mouvement, l’expérience du sensible et l’exercice de la pensée nécessite, sollicitent et fabrique du temps.
Il rejoint en ce sens les recherches de Merce Cunningham qui accordait une attention prédominante à la temporalité. En effet, si la danse avait jusque-là l’illusion de créer et posséder l’espace. Cunningham nous a appris ceci : le temps n’est pas une conséquence du mouvement dansé dans l’espace, mais le temps génère toujours le mouvement. D’autre part, le mouvement se déploie à partir de ce qui échappe toujours, c’est-à-dire que la danse s’invente aussi puissamment dans l’aléatoire, le heurt, la traversée, la circonvolution. Pour le dire autrement : le temps fait avec l’espace mais ne s’en suffit pas, d’où l’acte chorégraphique.
Ce flux temporel est extrêmement précieux à faire prévaloir dans le projet de résidence d’artiste conçu par Julien Jeanne au sein de l’école Jacques Prévert. Il est indéniable que le contexte de l’école, extrêmement vivant, accueillant et volontaire, a généré des frottements au projet artistique : déplacements, élans, contraintes, propulsions, pauses… autant de rythmes qui n’ont fait que nourrir le mouvement propre à chacun – enseignante, élève, artiste – et le mouvement partagé ensemble dans la responsabilité de créer.
Le trésor du projet de résidence d’artiste de Julien Jeanne réside aussi dans le fait que la chorégraphie ne s’est jamais posé dans l’école pour exhiber un mouvement dansé. L’intention chorégraphique de Julien Jeanne s’est manifestée dans la capacité à pointer et à partager le mouvement en ce qu’il est lui-même porteur de ce qui circule entre des choses et des personnes. Le temps devient alors variation et changement car chacun a son temps à soi, partage son temps au sein d’un groupe, imagine le temps désiré.
Qui fait l’expérience de ces manifestations du vivant constatera très vite que les créations de Julien Jeanne n’ont rien du n’importe quoi ou du déjà vu, pas plus qu’elles ne sont insaisissable ou immatérielles. L’œuvre de Julien Jeanne est au contraire extrêmement solide, matérielle, généreuse, éducative car c’est une œuvre force en quête du contact, de l’exploration, du questionnement et de la découverte. Il y a donc un mouvement créé par Julien Jeanne qui nous prend, nous élance et nous plonge dans une expérience de laquelle personne ne ressortira indemne…

